Fréquences d’apparition des bourdons d’épaule, sur le cornemuses, au Moyen-âge

Catherine et Jean-Luc Matte

Exposé présenté au colloque de Gijon en octobre 1992, publié dans l'Annuario de la Gaita

 

Le but de ce petit article est d'exposer un exemple très simple d'exploitation statistique d'un corpus de documents iconographiques, ceci afin de vous montrer que l'on peut déjà obtenir des résultats avec des méthodes très simples mais aussi et surtout pour montrer le type de cheminement qui conduit de telles recherches.

Les photos qui illustrent cette page sont tirées des fiches photos de l'inventaire présent sur ce site.

 

Introduction : un seul type de cornemuse au moyen-âge ?

Notre point de départ est constitué par cette phrase que l'on lit et entend si souvent : "L'archétype de la cornemuse au moyen-âge est l'instrument muni d'un sac, d'un hautbois, d'un porte-vent et d'un bourdon d'épaule". Manipulant fréquemment des représentations médiévales de l'instrument, cette affirmation ne me semblait pas très réaliste et j'ai essayé de voir ce qu'il en était réellement en utilisant la méthode statistique la plus simple : le comptage.

J'ai, de plus, pensé que si l'image de la cornemuse à bourdon d'épaule était si bien enracinée dans notre esprit c'est peut-être parce qu'elle était majoritairement représentée dans les scènes de l'annonce aux bergers, celles-ci pouvant faire figure d'images stéréotypées de l'instrument. J'ai donc compté distinctement les scènes du type annonce aux bergers et le reste (autres manuscrits, fresques, sculptures etc...).


Eglise de Moutiers (fin XIIIème débuty XIVème, cliché J.L. Matte)

Premier comptage

J'ai tout d'abord travaillé sur un échantillon de 143 documents des XIV et XVème siècles (il est important de préciser que cet échantillon n'a pas été sélectionné spécialement à cet intention) et voici le résultat :

Annonces aux bergers

53% sans bourdon

Autres

28% sans bourdon

Globalement 34% (un tiers) des cornemuses représentées n'ont pas de bourdon d'épaule. C'est un premier résultat qui permet de dire pour l'instant que notre phrase de départ "L'archétype ...." néglige l'existence d'un tiers des représentations pour le XIV et le XVème siècle et d'autre part que contrairement à ce qu'il m'avait semblé (1), les annonces aux bergers présentent proportionnellement beaucoup plus de cornemuses sans bourdon que les autres. Nous y reviendrons.

 

Comptage sur le XIVème siècle uniquement

En effectuant le comptage, mon échantillon étant classé chronologiquement, j'ai constaté que la situation n'était pas stable dans le temps. J'ai donc extrait de mes résultats les chiffres ne concernant que le XIVème siècle (soit 57 représentations)

voici le résultat :

Annonces aux bergers

80 % sans bourdon

Autres

40 % sans bourdon

Nous constatons globalement que le pourcentage des cornemuses sans bourdon d'épaule (51%) est quasi identique à celui des cornemuses avec bourdon d'épaule. Le pourcentage est toujours double pour les nativités par rapport aux autres représentations.


Eglise de Blassac (XIVème, cliché J.L. Matte)

Comptage sur le XIIIème siècle uniquement

Poursuivant dans cette voie, voyons ce qu'il en est au XIIIème siècle en effectuant le même comptage sur 56 représentations de cette époque : globalement 87% des représentations présentent des cornemuses sans bourdons. Les 13% restant sont constitués de 7 représentations dont il faudrait d'ailleurs vérifier précisément la datation. Aucune annonce aux bergers de notre échantillon ne représente de cornemuse à un bourdon d'épaule (2).

La figure suivante présente les résultats précédents sous forme d'histogrammes et montre l'évolution de la représentation de l'instrument.

 


Cathédrale de Bayonne (XIIIème, cliché F. Schneider)

 

Comptage sur un autre échantillon du XIVème siècle

Afin de vérifier la constance des résultats, j'ai effectué un comptage similaire sur un deuxième échantillon de représentations du XIVème siècle, dont la majeure partie est constituée de documents que m'a communiqués Fritz Schneider. Les résultats sont les suivants :

 

Annonces aux bergers

78 % sans bourdon

Autres

52 % sans bourdon

:

Globalement les résultats sont proches et confirment les conclusions que nous venons de tirer sur la représentation de l'instrument à l'époque considérée. Toutefois il m'a semblé intéressant d'essayer d'expliquer la différence de pourcentage sur les représentations autres que les annonces aux bergers (40 à 52%)

 

Comptage en fonction des types de scènes

J'ai donc essayé d'isoler une nouvelle grande catégorie de représentations : les grotesques, c'est à dire toutes les représentations des marges des manuscrits.

Le décompte de ces grotesques m'a permis de constater tout d'abord que leur proportion était identique dans les deux échantillons du XIVème : 31 et 30%. Signalons d'ailleurs pour information que les annonces aux bergers représentent 12% de l'échantillon du XIIIème siècle, 26 et 20% des échantillons du XIVème et 20% de l'échantillon du XVème. Ces pourcentages sont indiqués à titre indicatif et ne sont pas représentatifs de l'ensemble des représentations de l'époque : en effet certains types de représentations nous sont mieux parvenus ou sont davantage publiés et ont donc eu plus de chance de figurer dans nos échantillons. Enfin nous avons toujours tendance à chercher les cornemuses là ou nous pensons avoir le plus de probabilités d'en trouver (scènes de la nativité, marges etc...).

Notons ensuite que les grotesques disparaissent presque complètement de notre échantillon du XVème siècle. Le graphique correspondant n'apporte donc rien de nouveau sur ce point.

Par contre le graphique relatif au XIIIème siècle nous montre que tout comme les annonces aux bergers, les grotesques ne sont, à une exception près, jamais représentés avec des cornemuses à un bourdon d'épaule. Une explication simple pourrait être que ces documents sont tous des manuscrits bien datés par opposition aux sept représentations diverses avec bourdon d'épaule dont la datation pourrait être erronée.

Voyons maintenant nos deux échantillons du XIVème siècle qui ont motivé cette analyse supplémentaire : les pourcentages respectifs de grotesques avec cornemuses sans bourdon sont de 67 et 76 % ce qui n'explique pas l'écart constaté, celui-ci étant maintenant encore plus grand sur le reste des représentations (respectivement 24 et 38%) mais le nombre des représentations prises en compte diminuant rapidement lorsque l'on subdivise l'échantillon, nous ne pousserons pas plus loin la recherche dans ce sens pour l'instant.

Revenons plutôt sur les pourcentages globalement constatés au XIVème siècle : de 67 à 80% des annonces aux bergers et grotesques représentent des cornemuses sans bourdon alors que ce pourcentage descend à un tiers (24 et 38%) pour le reste des représentations. Voyons de quoi ce compose ce reste : il s'agit essentiellement de sculptures (bois et pierre), de vitraux, et d'enluminures représentant diverses scènes. Il est possible que dans ce dernier cas, les représentations soient plus fidèles à la réalité de l'époque et que dans le cas des grotesques et des annonces aux bergers, le caractère plus conventionnel du sujet ait incité les artistes à garder des modèles plus conventionnels. Il y aurait donc un décalage dans le temps entre grotesques et annonces aux bergers d'une part représentant par habitude des instruments sans bourdon et les autres représentations parmi lesquelles les instruments plus modernes, c'est-à-dire avec bourdon d'épaule sont majoritairement figurés. Ce phénomène s’estomperait au XVème siècle compte tenu de l’éloignement de l’apparition du bourdon d’épaule (le pourcentage de représentations de cornemuses sans bourdon n’est alors plus que légèrement supérieur pour les scènes de la nativité).

 

Conclusions

Si cette explication s'avérait exacte elle montrerait à quel point il est nécessaire de dissocier les conclusions auxquelles ont peut arriver sur les représentations d'une part et sur la réalité musicale de l'époque considérée d'autre part. Quant à notre sujet de départ c'est-à-dire "est-ce que la cornemuse à un bourdon d'épaule constitue vraiment l'archétype de la cornemuse médiévale ?", nous pouvons dire que même si les pourcentages présentés ci-dessus sont faussés par une certaine routine dans la représentation de cornemuses sans bourdon comme nous l'avons avancé, il n'en reste pas moins vrai que la présence de ces cornemuses est loin d'être négligeable au XIVème siècle encore.

Par ailleurs la présence sur certains documents de cornemuses avec et sans bourdon d'épaule prouve l'existence simultanée des deux types d'instruments à une même époque et à un même endroit.

Sur ce même thème du soi-disant archétype de la cornemuse médiévale à un bourdon d'épaule, bien d'autres arguments pourraient être développés : existence de différents autres types d'instruments (à second tuyau parallèle au hautbois, percé ou non dans la même pièce de bois par exemple) ou bien encore variété importante à l'intérieur même de cette famille des instruments à un bourdon d'épaule qui interdit toute réduction à un seul grand type d'instrument.

 

(1) ce qui prouve que même en ayant manipulé bon nombre de représentations, les conclusions intuitives auxquelles on peut aboutir peuvent être erronées. Il est donc indispensable d'utiliser des méthodes comme celle-ci pour remettre les choses à leur juste place. retour

(2) Fritz Schneider a publié (actes du colloque de Strakonice 1990, repris par Per Ulf Allmo in "Säckpipen in Norden") un graphique allant dans le même sens. retour



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