La symbolique des cornemuses

Jean-Luc Matte

Article paru dans Trad. Magazine n°67 sept/octobre 1999
(Le dernier paragraphe de l'introduction a été rajouté en 2003)

 

Introduction

 

La symbolique de la cornemuse est un sujet qui fait, depuis quelques années, couler beaucoup d'encre (et de salive), particulièrement en France. Force est de constater que nombre de théories en la matière ne semblent pas fondées : pourquoi, par exemple, voir forcément une connotation symbolique universelle, positive ou négative, dans la représentation de l'instrument ? Celle-ci varie dans le temps et dans l'espace et il semble même que l'instrument en lui-même n'est, le plus souvent, pas concerné par cette connotation. Prenons le cas, par exemple, d'une représentation quelconque d'un musicien débauché : il est aisé de conclure que la cornemuse qu'il tient entre les mains a été mise là parce qu'elle bénéficie à l'époque considérée d'une image négative; mais si, à la même période et dans la même région, d'autres représentations figurent cette même cornemuse au mains d'anges musiciens, l'analyse ne tient plus. Il faut alors se rendre à l'évidence : soit l'instrument bénéficie d'une sorte de dédoublement de personnalité qui lui permet de supporter selon les contextes plusieurs symboliques contraires (au même titre que la guitare aujourd'hui qui peut aussi bien symboliser le monde du rock (violence), le flamenco (tradition et exotisme) ou le baba-cool (non violence)), soit, au contraire, le choix de l'instrument par l'artiste est relativement neutre et mu par d'autres considérations (esthétiques, régionalistes, fortuites, archétypes....). Il est d'ailleurs significatif de voir une même scène reprise par un même artiste avec des instruments différents : le violon ou la vielle viennent, par exemple, remplacer la cornemuse dans nombre de kermesse flamandes de D. Téniers : l'instrument est, dans ce dernier exemple, présent en tant qu'instrument populaire, interchangeable avec tout autre.

Ces deux hypothèses permettent d'expliquer, par exemple, la présence d'une cornemuse sur un vitrail, installé dans l'église de Landivisiau à la fin du siècle dernier (ou au début du présent) à une époque où, comme chacun le sait, le biniou était plutôt mal vu du clergé breton (illustration ci-dessous). Il semble donc bien que le commanditaire de l'œuvre ait su faire la distinction entre l'instrument lui-même et la fonction bannie par l'Eglise et ait donc su admettre le même instrument dans un contexte iconographique opposé.

Vitrail de l'église de Lnadivisiau

Mais avant d'aller plus avant dans ce type d'analyse et d'étudier les images associées à l'instrument au fil du temps et dans différentes zones géographiques, il me paraît nécessaire de distinguer les différents niveaux symboliques que peut présenter l'instrument et que nous pourrons classer en trois domaines : les symboles liés à des éléments décoratifs présents sur l'instrument, les symboles liés à la forme ou au fonctionnement de l'instrument, les symboles liés à l'instrument en tant que concept, indépendamment de ses caractéristiques physiques. Si, dans le cas général, il y a concordance entre les symboliques portées à ces trois niveaux, il arrive aussi que celles-ci soient indépendantes, voire opposées. La symbolique portée par un niveau peut en effet perdurer par tradition alors que celle d'un niveau différent s'inverse sous l'effet de l'histoire (histoire de la société, histoire de l'art ou histoire de l'instrument). On rencontre ainsi aujourd'hui de jeunes musiciens pas vraiment royalistes jouant sur des instruments bardés de fleurs de lys.

Détaillons ces trois niveaux en listant les exemples les plus fréquemment évoqués, sans forcément porter de jugement sur la pertinence de telle ou telle interprétation symbolique à telle ou telle époque. N'oublions pas que les symboles peuvent être placés consciemment ou inconsciemment par les artistes et artisans, mais également être perçus là où nul ne les avait placé. Dans ce dernier cas, il faut bien reconnaître que cette perception peut être plus ou moins collective mais qu'elle est particulièrement développée de la part des décortiqueurs de symboles à l'imagination souvent fertile... J'ai donc essayé de ne pas pousser trop loin et de ne pas verser dans l'inventaire des interprétations les plus délirantes.

 

Les symboles décoratifs

Concrètement il peut s'agir de dessins, gravures, marqueteries (incorporant éventuellement des pièces d'os ou de nacre, des miroirs), métaux incrustés dans le bois (étain, laiton) etc. La robe de tissu qui couvre la poche peut elle aussi être ornée de motifs imprimés, tissés, brodés ou " frappés " (utilisant le relief sans modification de teinte).

L'adjonction de certains éléments (assurant ou non une fonction donnée) participe également du décor de l'instrument : galons, franges, pompons, boutons, chaînettes, médailles etc.

 

Motifs figuratifs ou non-figuratifs

Tous ces motifs peuvent être figuratifs (fleurs de lys, étoiles, ostensoirs), non figuratifs (résilles, traits parallèles...) ou, très souvent, à la frontière de ces deux domaines : la frise géométrique juxtapose les croix ou, à l'inverse, l'entrelacs végétal n'est que prétexte à lignes ondulantes se croisant plus ou moins régulièrement et symétriquement. Ceci nous amène tout naturellement à cette question : quelle est la part de sens présente dans ces décors ? Si l'on regarde le monde qui nous entoure, force est de constater que le figuratif n'est pas forcément porteur de sens (aujourd'hui d'ailleurs, même l'écrit n'est plus toujours signifiant : combien de nous portent des tee-shirts sans porter attention au messages écrits qu'ils affichent. Si cette situation semble propre à notre époque, l'utilisation de motifs donnés pour des raisons purement esthétiques ne date pas d'aujourd'hui.). Le motif peut, par ailleurs, être une conséquence évidente de la technique employée : le motif le plus simple d'incrustation d'étain sur pièce tournée est la simple bague, celle-ci peut être facilement enrichie de petite pointes (triangles) taillés en deux coups de ciseau; deux bagues voisines peuvent facilement être reliées par des traits perpendiculaires réguliers et le même ajout de pointes permet l'apparition de croix au milieu de l'étain (cf. illustration). Cette évolution logique du motif explique que celui-ci se retrouve sous des formes identiques aussi bien en Bretagne qu'en Europe de l'Est. L'inclinaison des barres de liaison entre deux bagues et leur évolution en résille dénote par contre une volonté nette de l'artisan car ce travail en oblique par rapport au fil du bois n'est pas des plus faciles, cette difficulté technique pouvant d'ailleurs en constituer une motivation.

A l'inverse un motif même purement géométrique peut être de nature symbolique de par sa densité (notion de richesse), la nature générale de ses formes (rondes ou, au contraire, anguleuses), sa construction générale (symétries, motifs centrés...), son orientation (inclinaison vers la gauche ou la droite, rotation imagée dans un sens ou dans l'autre), les nombres qu'il renferme (proportions, nombre de motifs similaires répétés...), les motifs figuratifs ou symboliques qu'il renferme de manière plus ou moins explicite etc... Ces symboles peuvent appartenir à différents ensembles : symboles plus ou moins universels (roues, cercles pointés...), symboles religieux (ostensoirs, croix....), symboles liés à un ensemble social donné (nationalistes ou régionalistes (armoiries), corporatistes...).

N'oublions pas également que la signification de certains symboles graphique est susceptible d'évolution, ainsi l'image du sacré-cœur est aujourd'hui, collée à l'arrière d'une voiture, plus souvent le symbole du département de Vendée qu'un symbole religieux, même si celui-ci demeure par ailleurs. Il est possible de citer de nombreux autres cas : fleur de lys au Quebec, croix gammée nazie, croix occitane, croix dite de Lorraine…

 

Ecritures

Le cas des mentions écrites sur un instrument est, enfin, un cas particulier de motif. Si l'écriture est, à priori, signifiante et non décorative, l'invention de la calligraphie (l'art de bien former les caractères de l'écriture) n' a pas du être très éloignée dans le temps de celle de l'écriture. La présence de lettres (mots, signatures ou simples initiales) sur les cornemuses n'est toutefois pas très fréquente et, le plus souvent, assez discrète. Comme sur de nombreux autres types d'instruments les écritures servent à indiquer le nom du facteur ou celui du musicien avec, quelquefois, mention d'un lieu. L'écriture peut être manuscrite (à la potasse sur des tuyaux de chabrette limousine, véritable signature sur le cuir d'un sac de musette baroque, initiales en étain) ou réalisée au fer (marques de Béchonnet par exemple). Comme l'a étudié Eric Montbel (1) la présence de caractères d'écriture sur un instrument est, en soi, un symbole : symbole d'accès au monde lettré, symbole de la fierté du facteur devant son oeuvre, symbole de l'artisanat moderne (marque de fabrique au fer), symbole de propriété (personnalisation ultime de l'instrument).

 

La symbolique liée à la forme, à l'aspect, au son de l'instrument

Même si, comme nous venons de le voir, les motifs décoratifs présents sur les cornemuses sont susceptibles d'abriter de multiples significations symboliques, c'est avant tout la forme générale, l'instrument dans sa globalité ou dans ses matériaux qui semble avoir le plus généré d'associations d'idées.

Phallus

Chacun songe en premier lieu à l'aspect phallique de l'instrument : une poche en forme de bourse dotée de tuyaux dont certains se redressent lors du jeu. Le prestige du bagpipe écossais est principalement lié à ses trois bourdons dressés sur l'épaule. Cette symbolique est d'ailleurs souvent renforcée par la couleur rouge données aux poches en tissu. Quelques représentations iconographiques ont exploité explicitement cette similitude de forme. Signalons également l'aspect phallique de certains porte-vent (voir par exemple les musettes du centre incrustées) également exploité par quelques dessinateurs facétieux, voire par des revues érotiques.

Souffle

Mais cette symbolique n'est pas la seule attachée à l'instrument : plus que tout autre instrument à vent, la cornemuse, du fait de la présence d'une poche emmagasinant, et donc rendant visible l'air utilisé, symbolise le souffle, lui même associé à la notion de vie ou aux flatulences (2). Cette symbolique du souffle peut être quelque peu atténuée par l'usage d'un soufflet qui distancie l'instrument de l'instrumentiste dans la mesure où ce dernier n'a plus à utiliser son propre souffle, chaud et humide. Il n'est pas anodin de constater que c'est la musette baroque qui diffusera l'utilisation du soufflet et que la cabrette (à soufflet) a longtemps été la seule cornemuse jouée par des femmes dans les groupes folkloriques du centre de la France.

Eau

Paradoxalement, la présence fluide de l'air dans l'outre a parfois conduit à associer la cornemuse non pas à l'air mais à l'eau. Dans ce cas le contenant (l'outre) a pris le pas sur le contenu (l'air) pour conduire à l'association avec le contenant ordinaire d'une outre : un liquide, en résumé de l'eau. L'outre constitue en effet l'élément d'identification principal de l'instrument, celui par lequel il se singularise parmi tous les instruments à vent (ainsi les dessins fantaisistes de cornemuses réduisent parfois l'instrument à une outre dotée d'un semblant de tuyau)..

Animalité

Cette outre de cuir de par son matériau (cuir), sa forme générale (un ventre) et les formes particulières résultant de son origine (moignons des pattes encore visibles et prolongés par les tuyaux) induit la symbolique animale liée à l'instrument. Celle-ci est d'ailleurs souvent renforcée explicitement par la présence de souches ou de pavillons en forme de têtes animales. On s'interrogera d'ailleurs sur la présence (surtout dans l'iconographie) de souches en forme de tête humaine souvent couronnée. La présence de poils sur l'outre renforce également cet aspect animal (notons que cette façon de faire est rare dans les pratiques traditionnelles car, techniquement, il est plus intéressant de garder le poil à l'intérieur de la poche. Les poches pour lesquelles le poil est visible dénotent souvent d'une démarche plus folkorique ou revivaliste et sont souvent ,en réalité, des housses recouvrant la véritable poche).

A l'inverse, la poche peut être dissimulée sous une housse de tissu; elle est alors littéralement " habillée " comme le prouve le terme " robe " utilisé pour désigner cette housse ou encore la forme explicite d'une véritable robe utilisée par exemple pour recouvrir les cornemuses d'Aragon.

Matières

Hormis cette poche en cuir, glabre ou non, visible ou habillée, les matériaux utilisés pour la construction d'une cornemuse sont multiples et peuvent également participer à la symbolique de celui-ci, qu'ils soient végétaux (bois), minéraux (verre et tain des miroirs, étain, laiton ou argent des décors et clétage) ou animaux (os, ivoire, corne). L'utilisation conjointe de matériaux de ces trois types peut, elle aussi être analysée (3). L'utilisation de matériaux plastiques par certains facteurs, lorsqu'elle est ouvertement affichée (bagues de plexiglas de couleur, tuyaux transparents) vise à donner une image moderne, non figée de l'instrument (ça n'est pas vraiment le cas lorsque le matériau plastique ne vise qu'à remplacer l'ivoire en l'imitant), elle participe ainsi d'une nouvelle symbolique.

Dimensions

Dernier aspect lié à la forme générale de l'instrument, la taille de celui-ci n'est pas anodine : les grands instruments sont plus flatteurs et attirent l'œil (usage de très grandes zampogne par les musiciens ambulants), à l'inverse les petits instruments peuvent paraître plus délicats, plus recherchés (petites musettes baroques dont la boîte à bourdons est réduite à la taille minimale au prix de prouesses techniques).

La taille de l'instrument conditionne d'ailleurs la position, la prestance de l'exécutant et chacun sait que cet aspect non musical a été pour beaucoup dans l'implantation du bagpipe en Bretagne au détriment du biniou koz dont la position de jeu conduit souvent à courber le dos.

 

Les images associées à l'instrument : du berger au drapeau

Les images associées à l'instrument ne sont pas indépendantes comme on pourrait le croire à priori, bien au contraire, nous pouvons décrire l'arborescence de la plupart d'entre elles, du berger médiéval à l'emblème régional.

Les bergers

Tout commence (4) donc à l'époque médiévale, par un berger joueur de cornemuse maintes fois représenté, en particulier (mais pas uniquement et pas systématiquement) dans l'illustration de la scène bien connue dite de " l'Annonce aux bergers " du nouveau testament (5). Ce point de départ pose déjà pas mal de problèmes : cette image traduit-elle une réelle utilisation privilégiée par les bergers ou est-elle déjà un archétype ? Faut-il d'autre part voir dans la présence de l'instrument au sein de cette scène une signification quelconque ou bien n'est-il présent que comme attribut du berger au même titre que la houlette ?

Quoiqu'il en soit, l'image de la cornemuse va désormais être indissociable de celle du berger, avec quelques évolutions comme nous le verrons plus loin.

Bergeriades

Lorsque la mode aristocratique va être à la bergeriade (6), la cornemuse ne sera pas oubliée et va connaître ses heures de noblesse au sein de l'aristocratie française (XVIIème et première moitié du XVIIIème siècle). La cornemuse est-elle alors réellement un instrument de berger ou est-ce déjà l'archétype médiéval propagé par la représentation de l'Annonce aux bergers qui dicte l'association de l'instrument et du pastoralisme ? Les deux phénomènes s'épaulent sans doute mutuellement comme nous pouvons le constater en observant des sociétés plus proches de nous au sein desquelles l'usage de l'instrument par quelques bergers (et de manière non exclusive) vient faire perdurer l'archétype dans l'imaginaire collectif.

Précisons par ailleurs que l'aristocratie s'intéresse particulièrement au berger et pas à l'ensemble du monde rural. En effet le berger jouit d'une place privilégiée, la bible opposant le monde pastoral descendant des fils d'Abel à celui des cultivateurs descendant de Caïn (7) et le Christ se réclamant " agneau de Dieu "..

Ruralité

La mode des bergeriades s'essoufflera quelques temps avant la révolution et il faudra attendre la mi-XIXème siècle pour voir reparaître un intérêt (tout d'abord littéraire puis plus scientifique) pour les traditions populaires que l'on ne recherchera alors guère que dans le monde rural.

Il est intéressant d'observer le glissement de sens progressif qui va alors nous faire passer du berger, au monde rural en général (oubli de la distinction entre pastoralisme et culture), puis à la tradition populaire passée et même plus généralement à ce que l'on désignera couramment par l' " ancien temps ". Tout ceci peut d'ailleurs prendre alors un sens péjoratif, le terme biniou étant alors connoté " crincrin "....

Folklorisme

Le mouvement folklorique qui naît au XIXème siècle s'intéresse tout d'abord aux chansons puis, par la suite seulement, à l'ensemble de la musique populaire et donc également aux instruments. Si l'intérêt porté aux chansons traditionnelles est lié à l'intérêt essentiellement littéraire des premiers collecteurs, l'instrument de musique va rapidement démontrer son intérêt : c'est un objet concret, palpable et, surtout, représentable. Aux siècles passés déjà, les représentations de trophées avec musettes et autres instruments furent nombreux pour symboliser l'univers champêtre et pastoral ; avec le courant folklorique les instruments servent à représenter les traditions populaires régionales (tambourins pour la musique provençale, binious pour celle des bretons, cabrettes pour celle des auvergnats). C'est parfois ce qui assurera leur survivance, dans les années d'après guerre par exemple ou certains instruments ne sont plus là que pour le visuel et non pour le sonore (combien de 33 tours par exemple présentent une cabrette sur leur pochette et ne font entendre que de l'accordéon).

Le glissement est rapide entre la symbolisation de la musique traditionnelle d'une région et la symbolisation de la région elle-même : passant de l'identité culturelle à l'identité nationale l'instrument devient alors un second drapeau (on ne craint d'ailleurs pas de multiplier les symboles régionaux lorsque dans les défilés s'additionnent drapeaux, costumes régionaux et instruments, voire spécialités culinaires locales.). Cette fonction de représentation identitaire de l'instrument trouve son plein épanouissement au sein des mouvements autonomistes : on n'imagine pas une manifestation nationaliste bretonne sans cornemuse ni gwen-ha-du mais également, pour des considérations touristiques (imagine-t-on un dépliant touristique sur l'Ecosse sans un piper ?)

Folk

Dans les années 70, l'émergence du mouvement " écologiste, baba cool et folk " redonne une nouvelle jeunesse aux idées qui prévalurent à la naissance du mouvement folklorique. La jeunesse s'intéresse de nouveau aux traditions musicales populaires (surtout rurales) avec un intérêt particulier pour les instruments. La cornemuse redevient, une fois de plus, le symbole de ces traditions musicales et plus généralement du monde rural ancien. Cette identification est si forte que les régions sans tradition de cornemuse récente connue vont parfois tout mettre en œuvre pour en retrouver des traces même anciennes ou en recréer. On assistera parfois à de véritables usurpations (il en perdure encore) visant à s'approprier la cornemuse du voisin ou à légitimer une création de toute pièce.

Régionalisme et nationalisme

L'Ecosse, et dans une certaine mesure la Bretagne, qui ont su afficher la cornemuse comme leur second drapeau (le grand public connaît d'ailleurs plus de l'Ecosse l'image de la cornemuse que celle de son drapeau ou de son chardon) ont, par là même, réussi à focaliser l'image de la cornemuse sur leur pays à tel point que même pour de nombreuses personnes natives de régions à tradition de cornemuse relativement proche, celle-ci symbolise maintenant l'Ecosse et la Bretagne.

Pan-celtisme

Si aucun historien sérieux n'a jamais affirmé l'origine celte de la cornemuse (8), certains discours sont suffisamment ambigus pour le laisser croire sans jamais l'affirmer directement. Ce qui pour certains n'est qu'un lien symbolique (voire affectif) fort, a pris pour une part importante du public, et même chez certains musiciens, valeur de vérité historique. Le cas de la cornemuse illustre bien la confusion du public entre les traditions de certains peuples d'origine celte et les traditions de la civilisation celte ancienne ainsi que la méconnaissance des évolutions culturelles et techniques passées, des apports externes, voire des échanges contemporains entre musiciens de ces pays etc. Il n'est, par exemple, pas rare de voir certains musiciens chercher à rattacher l'existence de cornemuses en Bohême, en Italie du Nord ou en Pologne à la présence passée de la civilisation celte dans ces régions. Le concept celte étant commercialement très porteur (9), nombreux sont ceux qui préfèrent laisser perdurer le mythe, et ce d'autant que le public est davantage demandeur de tels concepts que de vérité historique plus complexe à appréhender.

Kilt et fantômes

Le phénomène ne s'arrête pas là et les glissements de sens continuent d'opérer de proche en proche : l'Ecosse étant associée dans l'esprit du grand public à l'avarice, au kilt, aux fantômes, au Loch Ness, au whisky et à la cornemuse, l'un quelconque de ces éléments peut servir à en symboliser un autre. On voit ainsi des publicités dans lesquelles la présence d'une cornemuse vise à représenter l'avarice ou, tout du moins, l'esprit d'économie. Un joueur de cornemuse non écossaise se verra souvent reprocher de ne pas jouer en kilt, même s'il vient d'expliquer au public l'origine auvergnate ou polonaise de son instrument,....

Armée

Dans le même ordre d'esprit, la prééminence de l'image du bagpipe écossais a conduit une grande part du public à assimiler la cornemuse à un instrument guerrier. L'examen de l'histoire de l'instrument oblige toutefois à reconnaître que son usage dans un contexte militaire ou belliqueux est très rare hormis le cas écossais sur lequel il y aurait d'ailleurs fort à dire. Il est, par contre, parfois présent dans les casernements et à proximité du front pour le simple divertissement et comme soutient au moral des militaires (10) mais ce rôle est partagé avec la plupart des instruments populaires.

Musique ou bruit ?

J'ai déjà cité ci-dessus les trophées d'instruments avec musette, la place centrale occupée par l'instrument dans ces compositions graphiques lui a parfois permis de symboliser à lui seul la musique, comme l'ont fait de manière plus affirmée à d'autres époques le luth, la lyre ou le violon.

Si ce type d'association est éminemment positif, il en est de moins flatteuse et il faut reconnaître que la cornemuse vient souvent symboliser le bruit, la musique envahissante ou le musicien sans-gêne vis à vis de son entourage. Il suffit d'étudier la représentation de l'instrument dans la bande dessinée ou les dessins animés pour s'en convaincre. Ce regard péjoratif demeure d'ailleurs même lorsque l'instrument s'efface derrière son nom et que le terme " biniou " sert à désigner tout autre instrument (pas forcément à vent d'ailleurs), voire un klaxon ou un outil bruyant.

 

Conclusion

Je ne suis pas certain que ce tour d'horizon soit vraiment complet (je n'ai pas parlé des fous cornemuseux par exemples et me suis bien gardé d'aborder l'alchimie et autres domaines occultes) mais j'espère avoir permis de clarifier quelque peu l'écheveau complexe des multiples significations symboliques attachées à l'instrument, son usage ou son décor. Il est, bien entendu possible de se pencher plus avant sur chacun de ces thèmes et certains l'ont déjà fait, mais n'oublions pas que, pour faire une étude sérieuse, il est nécessaire de prouver (11) l'existence d'une relation entre l'instrument et un concept symbolique donné, de démontrer que cette relation est significative et directe (par exemple, pour prendre un exemple contemporain, la cornemuse ne symbolise pas l'avarice, elle symbolise l'Ecossais qui, lui-même symbolise, au yeux de certains, l'avarice) et enfin, si l'analyse a été réalisée sur un échantillon (textes, images, témoignages) de vérifier dans quel mesure les observations peuvent être étendues au delà des cas étudiés (représentativité de l'échantillon).


Notes

1Eric Montbel, Mémoire d'E.H.E.S.S. 1989 " Cornemuses du Limousin, essai sur un corpus d'instruments de musique " retour

2 sur ce thème se reporter aux travaux de C. Gaignebet retour

3 voir F. Popelin, " L'âne, l'os et l'aulos " in Modal " L'homme, l'animal et la musique " ed. FAMDT 1994 retour

4 dans l'état actuel des connaissance du moins… retour

5 Luc 2.8. Notons d'ailleurs que la représentation de cette scène évolue au cours du temps et " l'annonce aux bergers " cède peu à peu la place à " l'adoration des bergers " retour

6 En particulier suite à la parution en 1607de l'Astrée d'Honoré d'Urfée retour

7 Genèse 4.2, c'est d'ailleurs un peu plus compliqué que cela…. retour

8 Pas même les auteurs écossais , irlandais ou bretons qui font référence à l'Aulos antique comme origine de l'instrument, tout en réfutant parfois que ce puissent être les romains qui l'aient implanté chez eux retour

9 Voir les tentatives pour faire naître des concepts similaires sur d'autres entités historico-géographiques de manière à surfer sur la vague de tel ou tel succès médiatique… retour

10 Voir en particulier Claude Ribouillault, " La musique au fusil " ed. du Rouergue 1996 retour

11 et non simplement d'illustrer par quelques exemples. retour

 



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